CARNET DE TOURNAGE Le fil télévision - «Mobutu, roi du Zaïre», c’était lui. Dix-sept ans que Thierry Michel arpente le pays, devenu la République démocratique du Congo. Cette fois, le documentariste belge part filmer les mines du Katanga, une région en pleine ébullition. Dans ce pays rongé par la corruption, le conteur doit s'armer d'astuce, de patience… et d'humour. Récit détaillé ci-dessous. Illustré par des vidéos dans 10 minutes. Petit matin chaud et lumineux. Une route de terre rouge défoncée bosses, trous et flaques. Des vélos poussiéreux croulent sous des sacs de charbon, des taxis collectifs poussifs débordent de passagers compressés, des hommes, femmes et enfants à pied ploient sous leurs charges. Dans une végétation d'un vert éclatant, des cases de terre, des vendeurs de maïs grillé et de cacahuètes, et quelques chèvres en liberté. Voilà Likasi : autrefois, c'est-à-dire du temps de la colonisation belge (jusqu'en 1960), cette ville minière était prospère, réputée «plus belle ville du Congo». Aujourd'hui, c'est une quasi-ruine, sans eau courante, ni électricité. Thierry Michel et sa petite équipe, un caméraman, un preneur de son et un journaliste congolais, ont dormi ici cette nuit, dans un hôtel avec murs, portes et fenêtres (ce qui n'est pas souvent le cas) mais sans eau. On ne peut pas tout avoir. Hier soir, ils sont arrivés très tard. «On a été pris dans un rendez-vous», explique Thierry Michel, 55 ans, tignasse et bouc gris, jean et tee-shirt noirs. «Un rendez-vous ? – Oui, un embouteillage ! Ils appellent ça comme ça, ici. La route est tellement mauvaise que, avec les pluies, une centaine de camions se sont enlisés. Certains étaient là depuis vingt-quatre heures !» Le documentariste belge éclate de rire. Voilà dix-sept ans que l'auteur de Mobutu, roi du Zaïre, et de trois autres films sur le Congo (1), se gondole de ces «histoires à la congolaise», comme il dit. Depuis que, armé de sa caméra, d'une lampe frontale, d'un couteau suisse et d'une bonne dose d'humour, il a commencé à arpenter ce pays, grand comme quatre fois la France, considéré par la Banque mondiale comme un «failed state» : un pays en faillite, un pays sans Etat, sans services sociaux, sans agriculture, sans infrastructures... ni chemin de fer, ni compagnie aérienne nationale - juste quelques compagnies privées classées parmi les plus dangereuses au monde. «Chroniqueur attitré et privilégié» de ce sanglant bazar appelé alternativement Congo belge (jusqu'en 1960), République du Congo (jusqu'en 1971), Zaïre (jusqu'en 1997) ou République démocratique du Congo (jusqu'à... ?), Thierry Michel a appris les joies de la dictature – tracasseries administratives, contrôles incessants, emprisonnements et expulsions sporadiques - et du savant jonglage «entre le formel et l'informel» : ici, les frontières ne sont jamais claires, la corruption est à tous les étages, tout se monnaie, laissez-passer, notes à l'école, articles dans la presse. Conteur talentueux d'épopées à taille humaine, de personnages filmés au plus près et d'instants saisis au vif, il a raconté les colons chassés, la misère du peuple, la violence des guerres civiles... «Cette terre gorgée de minerais aurait Dans son prochain film (2), il veut raconter la guerre. Non plus civile, mais économique : la guerre du cobalt, du cuivre. La mondialisation version Katanga, une province du Sud du pays. «Cette terre gorgée de minerais aurait dû faire du Congo un pays riche. Depuis la décolonisation, elle se contente d'engraisser ses élites, et celles des pays voisins. Avec la hausse du cours des matières premières, elle attire aussi des Indiens, des Libanais, des Américains, et surtout, depuis peu, des Chinois», explique-t-il. L'Etat, qui a besoin d'argent, vend à tout-va ses concessions, ce qui peut se concevoir. Mais vend aussi, ce qui se conçoit moins, des terrains déjà vendus à d'autres, ou exploités artisanalement par des «creuseurs» (les mineurs locaux). Ou occupés par des villages, des écoles, des communautés religieuses, qui se retrouvent soudainement «privatisés». Entre Etat corrompu, multinationales rivales et émeutes sanglantes de creuseurs, le Katanga est au bord de l'implosion. Ce matin, à Likasi, le réalisateur veut filmer un village de creuseurs. Mais avant, il doit passer à l'ANR (Agence nationale de renseignements), équivalent dictatorial de nos Renseignements généraux. «Dès qu'on arrive dans un lieu, il faut montrer patte blanche, faire tamponner ses feuilles.» Thierry connaît l'agent. Normal. Il connaît tout le monde. Sur lui, il a les numéros de portable de tout ce que le pays compte de ministres, gouverneurs ou colonels. «Ça aide, mais ça ne suffit pas», face à un agent un peu trop zélé-fauché... Alors ce matin, dans le petit bureau spartiate de l'ANR, micro comme toujours caché sous la chemise, il joue le jeu, sérieux, évoque les soulèvements de creuseurs, le travail des enfants dans les mines... et ses derniers petits soucis : «Hier, pendant qu'on dînait, un officier de la DGM [Direction générale de la migration] a encore voulu nous arrêter !» L'autre compatit, se plaint de ne pas avoir de ligne téléphonique, dénonce lui aussi le travail des enfants, mais voudrait bien surtout en savoir plus sur «l'Affaire» qui fait grand bruit depuis hier : les policiers ont retrouvé dans la rue de Kolwezi un homme dans le coma. D'après sa femme, c'est en allant à un rendez-vous avec des journalistes belges qu'il se serait fait tabasser. Et des journalistes belges, hier, dans la ville, il n'y en avait pas trente-six. Thierry Michel connaît l'histoire, a déjà été contacté par la police pour s'expliquer, et se demande qui veut lui nuire... «On verra ce que dit l'enquête», conclut l'agent de l'Etat. «Encore un truc à la congolaise», soupire le réalisateur, en quittant la case. Dans sa poche, Le tampon du jour a rejoint les nombreux autres, plus ou moins valides, plus ou moins folklo. Il a particulièrement aimé la formule «J'autorise monsieur le Blanc à...», signée par un colonel de la garde présidentielle à l'époque de Mobutu. «Et vous êtes allés à la source du fleuve Congo ? Le tampon a ses limites. Celles par exemple du barrage qui nous attend sur la route, dès que nous quittons la ville. Le barrage, au Congo, est un sport national, qui se joue avec des bouts de tôles récupérées. Il est animé par des fonctionnaires, des policiers, des militaires et des tas de personnages aux uniformes pas toujours identifiés. Ce sport se joue partout et tout le temps, avec un pic en fin de mois, quand sonne l'heure de la paye. Pour sortir du jeu, il faut donner 1 dollar, le plus souvent, mais ça peut être 50 ou 1 000. C'est comme pour ces jeunes filles souriantes et disponibles : plus vous êtes blanc, plus c'est cher. Enfin, normalement. Avec Thierry Michel, c'est moins simple. La technique du baroudeur est rodée : 1) Le réalisateur sort d'abord, mine de rien, son badge Monuc (Mission des Nations unies en République démocratique du Congo). 2) Si ça ne suffit pas, il s'arrange pour glisser quelques noms de contacts. 3) Botte finale, Gaston, son assistant congolais, explique suavement, en swahili : «Vous savez qui c'est ? Thierry Michel. Mobutu, roi du Zaïre !» Là, bien souvent, les mines menaçantes laissent place à des sourires extatiques, des bafouillages d'excuses, un salut militaire ou des demandes de photo. Dans ce pays sans archives écrites ni mémoire audiovisuelle, Mobutu, roi du Zaïre, chronique de trente-deux ans de règne du dictateur, est «la» bible, «le» manuel de référence national, dont les copies piratées circulent partout. Alors, il y a ceux qui, trouillomètre à zéro, s'empressent de nous faire remonter dans le 4 x 4. Mais il y a aussi ceux qui, comme le commandant Jean-Gabriel, basculent dans un absurde poétique : «Et vous êtes allés à la source du fleuve Congo ? Là où il y a des esprits ? nous demande-t-il, de sa pauvre cahute plantée dans un champ de détritus. Et les incantations, vous les avez faites ? Vous savez qu'au Bas-Congo il y a une croix de Jésus-Christ fichée dans le sol, que personne ne peut bouger ! Je suis intéressant, non ? J'aime les gens intéressants comme vous, m'sieur Michel.» Cette fois, c'est un entrepreneur minier qui va nous libérer : le camion dans lequel roule l'équipe lui appartient. Et il paie déjà chaque mois une taxe officieuse pour qu'on n'embête pas ses chauffeurs. «Ce pays est une toile d'araignée. Chaque obstacle passé en amène un nouveau. Mais «tout est aussi négociable et surmontable, témoigne le réalisateur. Plutôt que de jouer les journalistes d'investigation et de me faire expulser, je joue la carte de la transparence, de la négociation». Avec sa voix douce, sa tranquille insistance et son obstination bonhomme, Thierry Michel travaille la proximité, semaine après semaine, mois après mois. Et obtient l'improbable : entrer dans des usines interdites, amener le ministre des Mines sur une carrière clandestine chinoise ou une rivière contaminée à l'uranium, appeler sur son portable un des hommes les plus puissants du Congo, Moïse Katumbi Chapwe, gouverneur du Katanga, et être invité aussitôt dans sa résidence privée. «Moïse», comme on l'appelle dans tout le pays, Italo-Congolais de 40 ans, tenues griffées et sourire séducteur affiché, a dans son parking des Mercedes rutilantes, dans son salon une immense pyramide de bakélite verte, des lustres et des canapés luxueux. Partout au Katanga, des ambulances estampillées «don de Moïse» attestent de sa générosité. Le jeune politique, premier gouverneur à avoir été élu démocratiquement, n'est pas seulement riche : il veut aussi, étrange idée, insuffler au Congo un peu de modernité politique, de démocratie, de morale. Dieu vivant dans sa province, il dérange un tantinet le pouvoir central de Kinshasa. Et se promène d'ailleurs en 4 x 4 blindé depuis qu'il a échappé à un attentat. Il connaît bien Thierry, il sera un des principaux personnages du film. «Demain, si tu veux filmer, je préside un conseil des ministres», propose-t-il, du fond de son canapé de cuir. «Tu parleras des mines chinoises ?» répond le réalisateur. Non, ce n'était pas prévu. Qu'importe, de son téléphone BlackBerry, Moïse apprend à son ministre des Mines que pour demain, 8h30, l'ordre du jour change. Thierry voudrait aussi le filmer dans une usine, et avec des creuseurs. Et pourquoi pas un survol de la région en hélico ? Une heure et deux bières plus tard, tout est réglé. Sous les néons blafards d'un restaurant vide, en attendant que le poulet commandé soit repéré dans le village, tué, plumé, cuit et servi (soit environ deux heures, sans doute la raison pour laquelle beaucoup de restaurants au Congo ont comme nom La Patience), Gaston, l'assistant-journaliste congolais, résume : «Ce pays est une toile d'araignée. Si tu es une mouche, tu te fais prendre. Si tu es un lézard, tu passes.» Ce jour-là, en allant filmer son village de creuseurs, l'équipe, bardée d'autorisations, pensait plutôt jouer dans la catégorie «lézard». Lushia, un bidonville-champignon, avec ses milliers de tentes en bâches de plastique orange, son épicerie Vis ta vie, son salon de coiffure Dieu est bon, sa boîte de nuit Atmosphère, ses bordels. Un capharnaüm de saleté, de pauvreté, de survie condensée : ici, des hommes, et parfois des enfants, creusent avec des pioches, dans de profondes galeries, sans sécurité, pour arracher à la terre des morceaux de minerai. Les femmes n'y vont pas, «les ancêtres n'aiment pas, la terre les rejette», nous explique-t-on. Thierry, prudent, prend le temps de palabrer une demi-heure sous l'arbre – ou plutôt la bâche – avec le chef du village, sourire édenté, tee-shirt Ronaldinho et baskets fatiguées. Confiant, il commence son tournage. C'est compter sans ses «amis» habituels : très vite interceptée, l'équipe est conduite dans une case minuscule. Sur les murs, des Post-it griffonnés assurent que «La loi est dure mais c'est la loi», «Qui vole un œuf, vole un bœuf», «Nul n'est au-dessus de la loi», etc. Sourcils froncés, pas pressé, l'officier de la police des mines déchiffre chaque tampon, chaque signature, chaque date. A peine ressortie, l'équipe est amenée dans une deuxième case (ANR). Puis dans une troisième (Police militaire). Mobutu, roi du Zaïre, cette fois, n'aura pas fait de miracle. Le lézard est redevenu mouche. Quand le commandant, assis sur sa chaise en plastique, tournant le dos à une vieille affiche du mariage du président Kabila, signe l'ultime autorisation, de grosses gouttes de pluie traversent le plafond et s'écrasent sur son épaule. Dehors, le village s'est transformé en torrent boueux. Impossible de tourner. Il faudra revenir. Emmanuelle Anizon (1) Zaïre, Le cycle du serpent, 1992, Les Derniers Colons, 1995, Mobutu, roi du Zaïre, 1999, Congo River, 2006. Télérama n° 3046 - 28 mai 2008 retour |